La faune des Aliens

Un groupe d’étudiants de l’Agrocamus Ouest a conduit récemment un projet d’étude des espèces lessepsiennes qui se plaisent sur nos côtes méditerranéennes… elles ne semblent pas trop dépaysées de leur Mer Rouge natale. En particulier quels peuvent être les impacts sur les pêches côtières ? voici une rapide synthèse de leur travail…(reférence en fin d’article)

Contexte

La Méditerranée est une mer d’une grande importance d’un point de vue naturel et humain. Sa faune représente à la fois une biodiversité riche et une ressource intéressante pour l’activité de pêche au niveau mondial. Cependant, cette faune, appelée faune native, évolue par l’arrivée de nouvelles espèces, appelées espèces exotiques. Ce phénomène d’invasion ne concernait que la faune issue de l’Atlantique (qui colonisait la Méditerranée par le détroit de Gibraltar) jusqu’à la construction du canal de Suez en 1869.
Depuis, une deuxième invasion a commencé : celle par les espèces issues de la mer Rouge, appelées espèces lessepsiennes en référence à Ferdinand de Lesseps, initiateur du canal de Suez. Ces dernières ont un impact marqué à la fois sur l’ensemble de l’écosystème et sur la pêche en Méditerranée orientale : on y compte plus de 500 espèces lessepsiennes aujourd’hui qui représentent jusqu’à 43% des ressources halieutiques en Turquie et jusqu’à 50% des prises israéliennes (Galil, 2007). Or cette faune, actuellement majoritairement présente dans le bassin oriental, s’étend progressivement vers l’ouest et commence à coloniser les côtes françaises.
Un groupe d’étudiants de l’Agrocampus Ouest a tenté d’interpréter ce que seraient les conséquences socio-économiques de la colonisation des côtes méditerranéennes par la faune lessepsienne, en se limitant aux poissons (qui représentent 20% des espèces invasives lessepsiennes ; Golani et Appelbaum-Golani, 2010).
Ils se sont donc rendu en Grèce, en particulier sur l’île de Rhodes, située en première ligne face à l’invasion lessepsienne, afin de rencontrer des pêcheurs locaux ainsi que des scientifiques travaillant sur ce sujet. Puis en France leur travail s’est porté à Nice pour des discussions avec les scientifiques de l’Université de Nice-Sophia Antipolis (M Francour) et les pêcheurs du Var à Sanary-sur-mer où ils ont pu rédiger un article de vulgarisation dans un journal de la profession « l’Encre de mer ».

Mécanisme de la migration Lessepsienne

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

suez en 1870

 

 

 

 

 

en 1869

 

Franchissement du canal de Suez par les espèces en provenance de la mer Rouge

A son ouverture en 1869, le canal avait une profondeur de 8 m et une largeur variant entre 65 et 98 m, mais aujourd’hui, sa profondeur est de 25 m et sa largeur de 400 m et il a été de plus dédoublé près de Port Saïd (fig. 1, 2).

Pour rester dans l’actualité le canal a été encore dédoublé dans sa partie centrale pour accroître le trafique et mis en service en aôut 2015

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On peut raisonnablement penser qu’à chaque augmentation de volume réalisée pour faciliter le transit des navires, le passage d’espèces infralittorales a été favorisé. Tout se passe comme si le canal avait abattu une barrière physique qui seule empêchait le passage d’espèces érythréennes vers la mer Méditerranée. Le canal représente environ 50% des espèces introduites.

Les transports maritimes dans les eaux de ballast des navires

Ces eaux souvent déballastées en zones côtières contiennent tout un ensemble d’organismes vivants, indésirables voire nuisibles et/ou pathogènes et introduisent donc des espèces exogènes en Méditerranée. Plus de 20 000 navires transitent chaque année dans le canal !

La colonisation

Le succès de l’implantation résulterait de plusieurs facteurs : variabilité génétique, dimension de la niche trophique (les « omnivores » seraient avantagés), stratégie de vie (espèces de type « r » avantagées par rapport à celles de type « K »), la biodiversité locale (une forte biodiversité limitant la colonisation) et bien évidemment un environnement semblable facilite le succès. Mais ces interactions sont encore peu claires.
La nouvelle espèce doit donc franchir de nombreux obstacles d’ordres écologique et physique qui incluent la faible profondeur du canal, sa salinité élevée, son manque de substrats rocheux susceptibles de servir de refuges ainsi que sa pollution, due à l’activité maritime. Golani (1998) soutient que le hasard est un facteur déterminant dans le franchissement du canal et dans l’installation d’une espèce en Mer Méditerranée et qu’une fois installées en mer Méditerranée, rien n’empêche plus la dispersion des espèces lessepsiennes.
On peut souligner rapidement dans le contexte du changement climatique que la « tropicalisation » certaine de la Méditerranée orientale au cours des 50 dernières années favorise ces implantations fondatrices (augmentation de la température et de la salinité des eaux qui se rapprochent de celles de la mer Rouge : 22-34°C et 42/000), mais l’extension vers l’ouest, au-delà du canal de Sicile serait plus délicate en raison de caractéristiques hydroclimatiques moins favorables (température et salinité plus basses (fig. 3)
Ce changement climatique favorise la migration des espèces lessepsiennes de la mer Rouge vers la mer Méditerranée et initie celle du bassin méditerranéen oriental vers l’occidental (Figure 3). En effet, entre 1928 et 1997, le taux moyen de migration de la mer Rouge vers la mer Méditerranée était de 2,3 espèces non indigènes par an. Après 1998, ce taux est passé à 6,4 espèces par an soit une augmentation de 173%.

Figure 3-4: Evolution de la température dans l’hémisphère nord (NHT, en rouge) et du nombre d’espèces non indigènes arrivées en Mer Méditerranée entre 1929 et 2008 (en vert) (Raitsos et al., 2010)

 

 

 

 

Quelles sont les espèces les plus fréquentes ?

Des rappels :

La Méditerranée compte 664 espèces de poissons (Quignard & Tomasini, 2000). On en observe 100 exotiques dont environ 65 originaires du bassin Indo-Pacifique et 30 de l’océan Atlantique. Comme on peut le constater sur la carte ci-dessous, il existe un gradient du nombre d’espèces lessepsiennes du bassin oriental vers le bassin occidental.

Fig.4.- Nombre d’espèces de poissons lessepsiens dans les différentes régions de la Méditerranée (Golani & Appelbaum-Golani, 2010)

Dans les eaux grecques des mers Egée et Ionienne, 447 espèces ont été listées (Economidis, 1973;  Papaconstantinou, 1988). Parmi elles, 34 espèces de poissons sont non natives, ce qui représente environ 7% du total des espèces de poissons présentes dans les eaux grecques. Parmi ces 34 espèces, 28 sont d’origine lessepsienne.

La sortie du canal de Suez à Port-Saïd sur la Méditerranée ouvre de larges espaces aux espèces erythréennes…

 

 

 

 

 

 

 

Siganus luridus et Siganus rivulatus (Poisson lapin blanc et noir)

S. rivulatus (fig 7-10) a été observé pour la première fois en Israël, en 1927 alors que S. luridus n’a été vu au même endroit qu’en 1955.

En France, c’est en 2008 que S. luridus a été découvert (P. Francour com. pers.). La quasi-absence d’herbivores en Méditerranée explique l’invasion massive de ces 2 poissons, herbivores eux-mêmes. Ils sont comestibles.

Fistularia commersonii (Poisson flûte)

F.commersonii (fig. 5-6-11) a été observé pour la première fois en Israël en 2000. Une augmentation fulgurante de la population a ensuite été remarquée, près de Rhodes, entre 2004 et 2006 (M. Corsini com. pers.).

En France, c’est en 2007 que le premier spécimen a été photographié (P. Francour com.pers.). Il est carnivores de juvéniles de poissons.
F. commersonii, bien qu’il soit comestible, n’a pas de valeur commerciale car il n’est pas consommé par la population. Il peut toutefois atteindre 1,80m de long !

Lagocephalus sceleratus (Poisson coffre)

On a observé (fig. 1-4 et 12) pour la première fois le L. sceleratusen Turquie en 2004 (M. Corsini com. pers.). Six espèces de Lagocephalus sont présentes en Méditerranée orientale dont cinq sont lessepsiennes (S. Kalogirou com. pers).
L. sceleratus préoccupe les pêcheurs des côtes de la Méditerranée orientale qui doivent faire face à des problèmes tant économiques que commerciaux, voire même de santé publique.
Impact économique : Cet alien est très agressif, il peut couper les lignes à l’aide de ses quatre dents (caractère distinctif de la famille Tetraodontinae). Ces poissons peuvent engendrer jusqu’à 80% de pertes des prises (pêcheurs de Rhodes com. pers). Face à ce problème, les pêcheurs adaptent leurs techniques de pêche en utilisant, par exemple, des lignes en acier. De plus, L. sceleratusse nourrit parfois des poissons pris dans les filets ou à l’hameçon, ce qui engendre des pertes économiques pour les pêcheurs. En situation de stress, ce poisson a la capacité de gonfler, s’emmêlant ainsi dans les filets, il entraîne une perte de temps et d’argent pour les pêcheurs.
Impact sur la santé publique : Ce poisson est très toxique (toxine :TTX tétrodoxine), il a engendré la mort de deux personnes en Israël. Une campagne de sensibilisation a été organisée en Grèce par les autorités locales de la pêche en coopération avec le centre hellénique afin de prévenir pêcheurs et  consommateurs.
Impact commercial : Du fait de sa toxicité, il est difficile pour les consommateurs de ne pas s’inquiéter lors de l’achat de poissons en vrac, ce qui a entraîné une diminution (non quantifiée) des ventes.

       Conclusion

La migration lessepsienne se poursuit. On peut raisonnablement affirmer qu’elle touchera prochainement et durablement les côtes méditerranéennes françaises si rien n’est fait. L’étude en Grèce a permis de montrer que les poissons lessepsiens pouvaient avoir un impact marqué à la fois sur l’écologie et l’économie.
3 impacts majeurs peuvent être précisés:

Impacts sur la conservation de la biodioversité:

Ces effets sont potentiels ; peu de preuves existent encore de la disparition d’espèces natives suite à la venue de ces espèces exogènes.

Impacts socio-economiques et risques pour la santé humaine:

Partout dans le monde des stock exploités ont été fragilisés par la venue de ces espèces qui peuvent être invasives. Les aliens se nourrissent toujours sur la faune native et altèrent les réseaux trophiques.
Les pêcheurs ont donc un rôle important à jouer dans la surveillance de l’avancée de l’invasion lessepsienne. Une éventuelle solution à cette invasion, évoquée par M. Francour, serait la mise en place d’UEGC (Unités d’Exploitation et de Gestion Concertées) où le pêcheur aiderait de façon active à maintenir la biodiversité afin de réguler l’arrivée d’espèce invasive (concept explicité dans le programme « Pêche Durable » du WWF France).
Les pêcheurs français peuvent apporter une aide précieuse pour la surveillance de l’arrivée de ces poissons sur les côtes françaises, leur impact sur l’écosystème et sur la filière pêche, et éventuellement dans leur régulation. La collaboration interprofessionnelle est une nécessité et de nombreuses espèces sont toxiques à divers dégrés (dinoflagellés, méduses ou poissons) provoquant régulièrement des accidents sérieux…

Bibliographie succinte

* Corsini-Foka M., Uncommon fishes from Rhodes and nearby marine region (SE Aegean Sea, Greece),Journal of Biological Research-Thessaloniki 12: 125 – 133, 2009

* Economidis P. S., Catalogue des poissons de la Grèce. Hellenic Oceanol. Limnol., 11: 421 – 598, 1972 – 1973

* Galil BH.S. Seeing Red: Alien species along the mediterranean coast of Israel. Aquatic Invasions, 2,4,281-312, 2007

* Golani D., Distribution of Lessepsian migrant fish in the Mediterranean. Ital. J. Zool., 65(suppl): 95-99. 1998

* Golani, D. and Appelbaum-Golani B.A. Fish invasions of the Mediterranean sea: change ad renewal.  Ed. Pensoft Publishers, 332 pp, 2010.
* Pancucci-Papadopoulou, M.A., M. Corsini-Foka and D.E. Raitsos. South Eastern Aegean waters: a test bed for biological invasions. Rhodes : Hellenic Center for Marine Research, Institute of Oceanography, Hydrobiological Station of Rhodes, Greece, 2009.

* Papakonstantinou K,  Check-List of Marine Fishes of Greece. FAUNA GRAECIAE IV. National Center for Marine Research, Hellenic Zoological Society, Athens, 257 pp, 1988.

* Quignard, J.P. and J.A. Tomasini. Mediterranean fish biodiversity. s.l. : Biologia Marina Mediterranea, 7,1, 1-66, 2000.

* Raitsos Dionysios E. , Gregory Beaugrand, Dimitrios Georgopoulos, Argyro Zenetos, Antonietta M. Pancucci-Papadopoulou, Alexander Theocharis, and Evangelos Papathanassioua. Global climate change amplifies the entry of tropical species into the Eastern Mediterranean Sea, Limnol. Oceanogr., 55(4), 2010, 1478–1484

R. Sabatié

POUR DE PLUS AMPLES DETAILS…. consulter:

le document détaillé des étudiants   (fichier pdf)

> l’article dans l’Encre de mer 

 > un article sur le même sujet dans le site  de la Fédération Chasse Sous-Marine Passion et quelques éléments de leur projet